Par Mélanie Perrier
À la différence des œuvres de Félix Gonzalez-Torres données à la communauté entière,les gestes de Devora Neuwark ou de Sylvie Cotton sollicitent l’incidente curiosité que tel passant lui portera, selon le modèle d’une interaction inopinée.
À l’instar des propositions de Sylvie Cotton, le geste se présente d’abord comme un échange de paroles proposé à autrui. Puis avec des projets comme She loves me not, She loves me (2001), celui-ci s’extrait un temps de l’espace du dialogue pour se concentrer sur l’effeuillement d’une fleur. Avec S(us)taining en 1996, Devora Neumark transfère un geste domestique dans le domaine public. Vêtue d’une robe blanche, assise sur une chaise dans la rue, face à l’espace vide de son ancienne maison disparue sous les flammes, elle pèle des betteraves. Inlassablement, elle répète au fil des heures ce geste qui lui vient de sa grand-mère russe, rattaché à un rituel juif marquant la rédemption sociale et individuelle de l’oppression. Sa présence sur ce territoire, vient ainsi remémorer, six mois plus tard, l’évènement criminel. Par sa répétition et son exécution publiques, ce geste quelque peu inhabituel, interpelle les passants, qui très souvent s’arrêtent pour à leur tour raconter leurs expériences et leurs interprétations de l’événement. Ce geste par sa teneur domestique s’impose alors comme initiateur d’une relation incertaine avec tous ces inconnus qu’elle voit passer.
« Les gestes répétitifs en tant qu’art, peuvent servir à calmer voire apprivoiser la charge émotionnelle d’une expérience non résolue (individuellement ou culturellement), et permet son acceptation et son pardon. Les gestes répétitifs ont tous la flexibilité d’être insérés dans la mémoire. »
Citons pour finir One stitch at a time, où l’artiste se proposait d’échanger une conversation contre sa présence et « un objet crocheté qui vous ferait plaisir », objet qu’elle se chargeait de confectionner pendant la discussion. La durée de la rencontre qui a lieu au domicile des participants s’ajuste à la confection de l’objet. La suite dépend de chaque situation et se base sur le partage de la mémoire de chacun. Mes histoires contre les tiennes. Afin de peaufiner cette dimension du geste dans son travail, nous avons poursuivi nos rencontres en demandant directement à l’artiste, le rapport qu’elle entretenait avec le geste. De ces questions est né un échange, qui aujourd’hui n’a pas encore trouvé sa conclusion. Aussi à ma première question quant à connaître la nature du geste au sein de son travail, Devora Neumark, nous répondit :
"Le geste est un agent du contact interdépendant, le déroulement mutuel d’un univers co-créé, ainsi qu’un agent d’individuation. Il est une façon (initialement) d’inviter la conscience, d’installer une pratique et (finalement) d’explorer le vécu de la présence consciente centrée".
Avec sa dernière proposition One stitch at a time, le geste devient partage ouvert et adressé à l’autre pouvant rappeler les valeurs d’un potlach. Ce mode d’échange initialement décrit par Marcel Mauss dans son célèbre Essai sur le don en 1920 sur les modes de relations de sociétés archaïques, pose en effet une forme de don entre les personnes, reposant sur la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Face à un contexte économique et politique aux structures très souvent verrouillées, le potlach, remarque Albert Bay, « offre la possibilité de mettre à jour de nouvelles circulations entre les êtres, les arts, les pensées et les biens ». Mais Marcel Mauss, reconnaît que :
« Ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’elles soient au fond rigoureusement obligatoires. »
Or, n’introduisons pas naïvement le potlach comme paradigme du geste. Si le potlach réglemente un échange, souvenons-nous par ailleurs qu’il peut tout aussi bien être considéré comme une forme pervertie d’un échange marchand, voire d’une domination sur l’autre. L’invention commune du geste qui nous préoccupe ici prend corps dans la gratuité de l’amorce faite par l’artiste. Ce geste détermine le temps de l’œuvre, en réglemente l’espace et n’espère aucune contrepartie en retour, du moins monnayable ou échangeable. D’ailleurs Devora Neumark nous faisait très justement remarqué que :
L’accent sur le mot oeuvre (dans l’oeuvre d’art) sert à mettre en relief ce point concernant l’action du geste. Ce sens actif du travail qui réfute les concepts statiques de formes et de matériaux, souligne l’attention de la temporalité qui opère dans l’art fait non seulement référence à ce qui sollicite un public mais également et peut être, à plus forte raison dans le contexte de vos questions concernant le geste de ce qui fonctionne principalement sur la personne qui crée l’oeuvre.
Toutefois, nous percevions dans cette dimension « active » du geste soulevé par Devora Neumark, un nouveau danger, une inquiétude que nous avons soumis à l’appréciation de l’artiste en lui adressant ceci :
Tout en vous rejoignant sur cette dimension non statique de l’oeuvre privilégié dans le geste, j’avoue être plus réticente à l’emploi d’un lexique propre à l’action. Alors que le geste met l’accent sur une temporalité autre au sein de l’oeuvre, il se pose selon moi à l’encontre de cette apologie contemporaine de « l’agir », de la « performance » et de ces connotations spectaculaires. Le geste dans son épure pratiquée dans l’art est pour moi une façon de s’opposer à ce devenir spectaculaire de l’art, aux dérives de l’entertainement en nombre. Car le geste, comme vous le précisez justement, prend corps dans un rapport intersubjectif, germe au milieu d’un deux, requiert une comparution rapprochée qui, a à voir avec la forme d’un dialogue à inventer ensemble. Ainsi donc, ce geste dans sa temporalité singulière, aurait davantage pour vertu de « laisser être », plutôt que d’« agir » au milieu du deux. Que pensez-vous du geste comme moyen et non comme acte ?
Devora nous répondit : Je suis tout à fait d’accord sur le fait que le geste est davantage un moyen qu’un acte. Cependant, j’aimerais insister sur le fait que le geste est en premier lieu un moyen de se présenter soi-même et davantage encore avec/à soi-même, et par extension avec/à un autre. Précisément parce que les interventions performatives fonctionnent intentionnellement sur le dialogue. De fait, à la fois moyen et acte, le geste s’apparente au domaine d’un faire ordinaire, plus qu’à un intérêt ou adhérence spectaculaire.
Parallèlement à la qualité proprement « médiatique » du geste, l’artiste insista également sur son rapport au conflit. Cette nouvelle piste de réflexions autour du geste a permis d’ouvrir un peu plus notre débat. Aussi souligna-t-elle ceci :
Je suggère que non seulement l’art en soi est de fait un processus de conflit, mais l’engagement dans l’art est un engagement délibéré avec le conflit.(...) Traduire le risque dans un langage symbolique, ce qui est devenu possible avec la pratique créative, peut rendre le risque plus abordable et la résolution plus apparente.(...)Le geste, et particulièrement le geste pratiqué dans l’art, peut procurer assez de distance pour être conscient de la confluence des pensées, des sentiments et des émotions qui nous empêchent parfois d’être ouvert au pouvoir de l’instant présent, même lorsque nous construisons des relations et considérons le privilège et la responsabilité d’être humain.
Je vous rejoins sur le fait que l’art puisse être le terrain et le moyen favorable pour aborder avec les autres des sujets sensibles. Mais s’il permet de les aborder d’une manière « adoucie » voire distanciée, quel est son rapport au conflit ? D’ailleurs vous le soulignez vous-même, le geste procure de la distance et sa pratique répétitive, permettrait à force de ressassement de délier certaines de nos crispations quotidiennes.En cela la répétition à davantage à voir avec la différence qui se joue, que dans le systématisme.
L’artiste nous précise :
La distance et le conflit entretiennent effectivement une relation complexe. D’un côté, l’engagement avec le geste performatif est un engagement délibéré avec des conflits symboliques. Je précise ici que le mot « conflit » n’est pas à entendre sous une valeur négative ou positive mais à saisir simplement comme un système opérationnel vers le changement ; l’invitation à une prise de conscience de ce qui est trop bruyant ou trop silencieux. D’un autre côté c’est précisément l’étude profonde de la nature du geste, son sens, son agencement qui permet au-delà du temps et à travers la répétition, de se détacher de la charge émotionnelle qui déstabilise chacun. La distance et le conflit est ce qui permet au geste de rétablir la fluidité du mouvement, et l’égalité de chacun.
Si Devora Neumark, a soulevé la portée symbolique et psychologique du geste performatif, ce dernier demeure malgré tout un moyen adressé à autrui. Il permet de « se détacher », de « rétablir », et mieux « s’engager ». Or si ce geste s’invente à deux, c’est bien pour exposer la figure d’un lien, comme pur moyen.