Nous proposons pour ce FOCUS7 de s’attarder sur les démarches qui mettent en jeu l’acte de manger et les différentes utilisations de la nourriture : la nourriture comme matériau d’art, métaphores d’attitudes psychologiques, œuvres ou actions motivées par des réflexions esthétiques ou politiques, ou prétexte à la rencontre et à la convivialité.
Manger : v (lat : manducare) Absorber, avaler un aliment, après avoir mâché ou non, afin de se nourrir. Manger va d’ingérer, à goûter, de déguster à s’empiffrer, de recevoir à bouffer, de savourer à un geste qui peut engager son propre corps et celui des autres. Action spécifique de la bouche, engageant le corps interne, elle devient geste dès lors qu’il s’organise dans sa forme ritualisée, le repas. Forme centrale et déterminante dans l’appropriation du geste par les artistes, le repas se donne à voir ou s’offre. Aussi avons nous choisi de réunir certaines démarches autour de 3 axes :
La mise en scène et le reconstitution
Performer le repas
Ingurgiter (des saucisses)
Donner à manger
Notons pour finir l’actualité de cette question avec pour l’ouverture de la Triennale à Paris le 7 avril prochain, la performance de R.Tiravanija " soup/no soup".
////////// Mise en scène et reconstitution : Micheline Lelièvre / Odile Nouvel, Hans Op de Beeck,Catherine Baÿ,
/////////Performer le repas : Alison Knowles, Daniel Spoerri, John Latham, Anna Halprin
//////// Ingurgiter (des saucisses) : Claudia Triozzi, Paul Mac Carthy, Fanadeep
/////////Donner à manger : Rikrit Tiravanija, Felix Gonzalez Torres,Pascal Sémur & Elodie Carré/La cantine populaire, Jouni Partanen et Jyri Pitkänen,Radhouane El Meddeb
Micheline Lelièvre / Odile Nouvel, Rituels de table (2011) Qu’est-ce qui fédère les humains par delà toutes leurs différences sinon le moment du repas ? D’un bout à l’autre de la planète, chacun selon ses envies, sa culture, ses moyens, consacre un moment à se nourrir. Un moment particulier qui génère toutes sortes de rituels. Odile Nouvel, conservateur des collections XIXe siècle au musée des Arts décoratifs, situe les usages de table dans une perspective historique, et évoque les références et symboles au fondement des rites sociaux qui se jouent à l’occasion du repas. Micheline Lelièvre, chorégraphe et danseuse propose quant à elle une lecture en mouvement, de différents moments rituels autour du repas à table, présentés en une sorte de dialogue avec Odile Nouvel, avec la participation de la danseuse Emmanuelle Vo-Dinh. (Micheline Lelièvre)
© Lucie Rocher
Hans Op de Beeck, All together... now (2005) FNAC, vidéo 6’20
La vidéo est un portrait tragi-comique de trois groupes de personnes lors de trois repas différents. La caméra suit alors lentement chaque table, chacune représentant un événement séparé : le premier groupe, réuni des gens après des obsèques, au milieu de cafés et de gâteaux, le second présente une fête de mariage avec les jeunes mariés et leurs familles et le dernier présente une fête d’anniversaire dans un décor hu
Catherine Baÿ, le banquet (2010)
Lancé en 2002, le projet Blanche-Neige évolue à travers une série d’interventions sous forme de perfor- mances. Suite inédite de ce projet, cette nouvelle installation prend la forme d’un étrange Banquet auquel prennent part durant sept jours une quinzaine de Blanche-Neige. Ces Blanche-Neige font de ce repas une accumulation de gestes et de mouvements, dans une folie collective, un état d’enfance qui cherche à épuiser tous les possibles du jeu de massacre. Les Blanche- Neige sont là depuis on ne sait combien de temps et reproduisent sans cesse les rituels d’un repas qui n’en finit pas de finir. Des artistes et des personnalités sont invités à partager la table des Blanche-Neige, provoquant des connexions entre des univers fort différents. (Catherine Baÿ)
Alison Knowles, Identical Lunch (1967-73) Alison Knowles met en place un traitement plus radical dans son long travail expérimental intitulé Identical Lunch3 (Le Déjeuner Identique, 1967-73) :
Au début de l’année 1967, Alison Knowles commença à manger chaque jour le même déjeuner – un sandwich au thon sur un toast de pain complet avec du beurre, pas de mayonnaise, et une tasse de petit lait ou la soupe du jour – à la même heure et au même lieu, Riss Foods Diner à Chelsea. Avec Philipp Corner, ceci devint une méditation prolongée, une partition et un journal. Répéter le geste fit du repas une réflexion consciente sur une activité quotidienne. Des amis et des artistes intéressés y ont également participé. Les reçus ont été gardés, et les petites différences entre les repas ont été notées. Le Déjeuner Identique devint ainsi une expérience soigneusement documentée à la fois des goûts et des habitudes d’un repas particulier. En 1971, Maciunas suggéra une adaptation, de mettre « tout dans un mixeur. [1]
La documentation de l’expérience est réunie dans un petit livre en forme de journal où tous les participants ont pu décrire leur expérience selon la forme littéraire qui leur convenait. Le processus d’Identical Lunch se dévoile dans cette documentation, là où la répétition de l’identique produit un effet de juxtaposition et de cumulation. Par la répétition, l’ordinaire montre ses conditions de possibilité et l’inconscience fondamentale de sa structure, et quitte ainsi le domaine de la contingence stricte.
John Latham, Still and Chew (1966) John Latham emprunte à la bibliothèque londonienne de l’Ecole St. Martin – où il enseigne l’art – la collection des essais de Clement Greenberg intitulée Art et culture. Il organise ensuite un « dîner », nommé mystérieusement « Still and Chew »où les participants sont invités à déchirer et à mâcher les pages du livre de Greenberg.Les participants mâchent à peu près un tiers du volume et produisent un tas pulpeux, lequel est ensuite immergé dans une solution contenant trente-cinq pour cent d’acide sulfurique, laissé jusqu’à ce que la solution soit convertie en sucre, neutralisée avec du bicarbonate de sodium et ensuite associée à de la levure pour la faire fermenter. Pendant une période de presque un an, le produit est laissé en infusion, et cela jusqu’au moment où Latham reçoit une carte de la part de la bibliothèque, lui demandant le livre pour le soumettre à un prêt. Latham fait décanter la pulpe dans un contenant en verre, lui ajoute une étiquette disant « Art et Culture » et renvoie l’objet à la bibliothèque en expliquant qu’il s’agit bien du livre requis. Le jour suivant Latham est renvoyé. Cette action provocatrice est matérialisée dans un objet conservé au Musée d’Art Moderne de New York.
Daniel Spoerri,le Restaurant Spoerri, (1968) Ouvert à Dusseldorf, ce restaurant mettait en avant une création artistique alimentaire par l’intervention d’amis de l’artiste. Ce qui prime c’est avant tout une intervention conceptuelle derrière la nourriture qui est proposée.
Anna Halprin, The lunch (1968) Centré sur les rites et les mythes sociaux qu’elle élabore des partitions autour de la production d’un repas. Une des partitions (scores) faisant partie de ce processus est Lunch Ritual (Rituel de Déjeuner).
SCORE : Diviser le groupe en deux : femmes/hommes. (A) Les femmes sélectionnent et préparent un environnement pour que le groupe puisse partager la nourriture. (B) Les hommes cherchent et préparent la nourriture. Les deux groupes ont 30 minutes pour préparer, 60 minutes pour manger, 30 minutes pour ranger. [2]
Cette partition ne peut, selon Halprin, être accomplie qu’après avoir été exécutée de façon inversée le jour précédent (en laissant donc aux femmes la tâche de préparer la nourriture, comme cela advient conventionnellement dans la société). La séparation entre les hommes et les femmes est maintenue, explique Anna Halprin, « afin de continuer la séparation homme/femme [...et] de démontrer comment les rituels peuvent émerger d’activités ordinaires telles que manger [3]. »
Claudia Triozzi, Park, (1998)
Dans ce solo, l’artiste se penche sur l’instrumentalisation du corps féminin en détournant une série d’activités domestiques traditionnellement féminines. Précisons ici l’un des moments emblématiques : l’artiste est assisz sur un siège/casque sèche-cheveux, dont le casque est constitué de saucisses piquées sur des cercles métalliques, s’empilant progressivement devant son visage lorsqu’il actionne une pédale. Une autre pédale déclenche des sonneries de téléphone et de porte d’entrée : la femme se met alors à aboyer... L’action se réduit ainsi à la réponse mécanique à un stimulus, dans un dispositif à la fois burlesque et aliénant, qui formate les gestes et les postures.
Paul Mc Carthy, Hot dog (1974)
Dans cette performance, l’artiste se remplit la bouche de hot dog pour, très vite, allier la déglutission à l’envie de vomir jusqu’à étouffement.
Fanadeep, I.Paradise (2012)
P.i paradise isle ou chronique d’une civilisation rêvée (matriarcale ? post-apocalyptique ?) Elles s’attellent à lécher, téter, sucer, et aspirer. Se rincent puis mâchent, crachent et recrachent. La bouche a son muscle, la langue, appendice d’une image qui ne cesse de se développer sous nos regards de spectateurs ethnologues. Le corps est vecteur d’une temporalité distendue et portent les stigmates d’une danse rituelle révolue. Leur condition est réduite au strict minimum, aux nécessités les plus primaires. Jour et nuit, entre lascivité, érotisme et effroi.(Mr X & Mr J)
Installation / Performance pour 4 interprètes durée estimée 50 min Conception et chorégraphie Mr X & Mr J pour Fanadeep Incarnation Isabelle Catalan, Muriel Bourdeau, Edith Baldy & Anna Gorynsztejn /Création lumière et sonore Mr X & Mr J
Présentée les 23 et 24 janvier 2012 au Festival Artdanthé, Théâtre de Vanves – Scène conventionnée pour la Danse
Reprise au Next Arts Festival 2012 (novembre/décembre)
P.i #2 from Fanadeep on Vimeo.
Rikrit Tiravanija,Sans titre (Pad Thaï) (1990) Pour sa première exposition à la Galerie Paula Allen, à New York, l’artiste change son rapport au public en organisant tous les deux ou trois jours un repas thaïlandais qu’il offre gracieusement aux visiteurs. La participation du spectateur est directement convoquée et valide l’effectivité de la proposition artistique. Les jours « vacants », les ustensiles de cuisine et les restes du repas sont exposés dans la galerie.
Felix Gonzalez-Torres, Untitled (Portrait of Ross in L.A. ) (1991)
Gonzalez-Torres a créé plusieurs autres portraits avec des bonbons, dont le poids installé correspond au poids du corps dont l’oeuvre est le portrait. Le spectateur face à l’installation est alors invité à prendre l’un des bonbons et de le manger. Les sous-entendus érotiques de cette sculpture - Parties d’un "corps" pénétrant dans les bouches consentantes d’autres corps - sont délibérés. le corps. Ici manger engage la bouche à la fois de la manière effective et de la manière symbolique. Manger est ici s’offrir à la bouche de l’autre.
Pascal Sémur & Elodie Carré/La cantine populaire,La becquée/la bouchée La Cantine populaire a mené différentes "cuisines", instant de nourriture in-situ, telles "Le compromis à la Belge", "le Strudel de Bolzano", "Le bol mou", "La becquée, La bouchée",…Ce sont des expérimentations qui éveillent différents aspects d’un moment transitionnel d’une rencontre de passage à une rencontre attendu. Les différents projets de recettes ("Le compromis à la Belge", "le Strudel de Bolzano", la recette nord-sud) essaient de montrer les divergences linguistiques et la complexité des identifications culturelles sociales pour que chacun se mélange à l’idée de l’autre afin de former une recette commune, bi-polaire, c’est à dire le « Nord-Sud » et ses périphéries culturelles pour une immersion des cultures complètes. Ce sont des recettes communes qui questionnent le transfert et « l’irradiation culturelle » de nos origines éveillant ce fractionnement de l’unité et le regroupement collectif pour une multitude/multiculturel inévitable. Et peut importe le goût de la cuisine, l’important, c’est qu’elle est le goût de nos diverses cultures et langages. Pour une rencontre attendu, les différentes expérimentations ("Le bol mou", "La Becquée, La Bouchée") éveille un aspect sensitive d’un rendez-vous pris, une rencontre établie, dans un espace transitoire, un entre-temps/mettre-entre. Le corps à corps culinaire est un moment d’exception, une brève possibilité d’accès au corps de l’autre qui ne prête à nulle autre conséquence qu’à la satisfaction d’une convention. Par cette ambiguïté, cette limite intimiste engagés, ces dispositifs suscitent une véritable sincérité primaire du rapport humain. Expériences fondées sur le principe des représentations réciproques de désir : ceux du participant et ceux de l’hôte. Le désir est le désir de l’autre, il est pensé sur le mode du manque à être, la distance de soi à soi, immanquablement inscrit dans un rapport premier à l’autre. Jeu de réciprocité, d’échange, d’offrande à l’autre. En filigrane et au coeur des réflexions et des expérimentations, on y retrouve les rapports rencontre/indétermination /improvisation (et leurs contingences) qui est aussi une façon de ré-interroger nos rapports à la "culture" de la performance diffuse (artistique, sociale, politique…). La cantine populaire crée des « zones d’intensification d’expériences » où puissent « infuser » des expérimentations, de la (re)cherche des « taches » actives « aux formes et aux bords diffus » qui redistribuent une certaine générosité dans ses alliances et qui restent ouvertes à l’indéterminé - des espaces d’aventures tant intellectuelles, artistiques, intimistes que sociales et politiques. …La cuisine se forme par nos gestes réciproques. Goûter ce que l’on sent, échanger, transmettre à autrui, offrir..ce que l’on est… (Pascal Sémur & Elodie Carré)
Jouni Partanen et Jyri Pitkänen, The last and the first supper,
Dans cette performance présentée dans le cadre du Forum Social Européen alliant la nourriture aux notions de partage et d’entraide.Les deux artistes ont d’abord réinvesti la totalité de leur cachet (un total de 560 Euros) dans un buffet préparé par un restaurateur parisien et servi sur la place publique. Après avoir partagé ce repas avec la collectivité, ils ont mit le feu à tout ce qu’ils possédaient (vêtements et bagages), invitant ensuite le public à les aider à se revêtir en leur offrant un de leurs vêtements. Ce qui a été fait. "Cette performance a eu lieu à Paris pendant le Forum Social européen l’année 2003. Pendant la performance nous avons invité le public dans un restaurant voisin pour leur offrir dîner agréable, en y investissant ainsi tout notre budget de voyage. A l’issue de ce repas collectif, après avoir payé la facture, nous nous sommes déplacé de quelques mètres dans la rue, non loin du restaurant et avons brûlé devant le public tous nos vêtements, sacs à dos, effets personnels, ainsi que la facture. Tandis que le feu brûlait toujours quelques personnes du public ont commencé à nous donner leurs vêtements. Tout est arrivé très spontanément sans que nous formulions une demande. La police est arrivée en vue de contrôler la situation. Ils nous ont laissés finir notre pièce avec des roses dans leurs mains et ont confondu(embarrassé) l’expression sur leurs visages. Tout est allé très paisiblement. Un jour après la performance nous avons entamé un voyage à travers de l’Europe sans argent en poches portant uniquement les vêtements offerts par le public la veille." (Jyri Pitkänen)
Radhouane El Meddeb, Je danse et je vous en donne à bouffer (2009) « J’ai dans ma famille toujours observé avec attention ma mère, mes tantes préparer le couscous. Plat national, servi à toutes occasions : mariages, circoncisions, deuils... Un même plat pour différents événements qui ponctuent une même existence. Une constante, l’amour de la préparation, la sensualité des produits, une forme de sacralité, de solennité de ce moment de partage indépendamment des circonstances qui convoquent ce repas. A travers cette performance « Je danse et vous en donne à bouffer », je suis encore une fois dans ce qui me passionne : danser et cuisiner. Manier légumes, semoule, viande, épices et donner libre cours à mon corps pour à nouveau enter dans la danse. Ce titre évocateur laisse aisément imaginer ce que pourrait être cette performance. Installé, devant mon couscoussier, je prépare un couscous et je danse avec toute la grandeur, la générosité et la poésie de ces deux arts. Entre concentré de tomate, courgettes, carottes, cannelle un saut, un regard, une suspension ou une rupture, entre la semoule et un chassé croisé, le plat mijote. « Ça sent bon, ça chante, ça danse et pourquoi pas ça mange !!! » Proche de l’idée de synesthésie, cette proposition chorégraphique fait appel à tous les sens. Assis de part et d’autre de l’espace scénique, les spectateurs se trouvent saisis par les senteurs qui se diffusent dans l’espace. Le déploiement perceptible de mon corps suit ainsi la lente diffusion du parfum des aliments, dont le temps de cuisson conditionne la durée du spectacle. L’odorat, peu abordé dans le spectacle vivant, a la part belle, c’ est en somme une confusion des sens à laquelle tous les convives sont ravis ». (Radhouane El Meddeb)
Je danse et vous en donne à bouffer from la compagnie de soi on Vimeo.
Généalogie et prolongement :
Edouard Manet, Déjeuner sur l’herbe,
Marinetti, "le Manifeste de la cuisine futuriste" et L’éveil de l’estomac,
Michel Journiac, Messe pour un corps (1969)
Daniel Spoerri, tableau-piège
Gordon Matta Clark, Food (1971)
Chen Zhen, la digestion perpétuelle (1996)
Patty Chang, Fountain (1999) & Melons (1998)
Collectif 2eporte à gauche, 4quART (2012)
Boddy Baker,Table Occasions (2000)
Bibliographie :
Michel Onfray, Le ventre des philosophes
Chantal Jaquet, philosophie de l’odorat
Barbara Formis, Esthétique des gestes ordinaires, Thèse de doctorat, inédite, 2005
Exposition : Hors d’oeuvre, ordre et désordres de la nourriture au CAPC Musée de Bordeaux (2005)
Taste, Arsenal-Metz en Scènes, le Frac Lorraine, le Centre Pompidou-Metz et le NEST Théâtre–CDN Thionville, 27 janvier-3 février 2012
Fanadeep :
www.fanadeep.com (création et performance)
www.mrxetmrj.com (photographie et vidéo)
http://pattychang.com/index-old.html
http://www.la2eporteagauche.ca/
Les commissaires tiennent à remercier les artistes qui ont contribué à ce FOCUS, pour leur concours et enthousiasme.