Meret Oppenheim, Déjeuner en Fourrure, (1936)
elle opère un déplacement conceptuel, à partir d’un recouvrement de matière.
Joseph Beuys, infiltration homogen für Konzertflügel (1966)
il recouvre un piano à queue d’un feutre : "le son du piano est piégé dans la peau du feutre. (...) le piano est condamné au silence."
Christo
" ...L’urgence d’être vu est d’autant plus grande que demain tout aura disparu...Personne ne peut acheter ces œuvres, personnes ne peut les posséder, personne ne peut les commercialiser, personne ne peut vendre des billets pour les voir...Notre travail parle de liberté ".
Dans le cadre d’une problématique autour du geste, nous étudierons ici celui de l’artiste américain Christo. Ce personnage hors du commun, innovateur, s’est permis de transformer diverses fois la vision que nous avions de nos environnements. Peu de gens, à sa suite, n’ont pu se permettre des entreprises analogues. Dans un premier temps, nous décrirons son travail afin de pourvoir par la suite étudier ce geste et le sens qu’il contient.
Description
Christo s’est fait connaître par la réalisation de projets de grande envergure, intervenant de façon directe et éphémère sur des édifices, des monuments ou des paysages entiers. Il utilise du tissu pour créer des œuvres éphémères en « emballant » des paysages, des constructions, des lieux. Il entend intervenir sur des sites naturels, dans le paysage et le modifie de manière provisoire ou durable. Parmi ses constructions les plus importantes, Valley Curtain (1970-1972) - un rideau safran barre une vallée californienne, Surrounded Islands (1980-19830) - les îles de la baie de Biscayne à Miami sont encerclées d’une ceinture en polypropylène rose fuchsia, Emballage du Reichstag (1995) - le Reichstag de Berlin est emballé dans un tissu argenté, cinq millions de personnes se sont déplacées pour admirer l’œuvre. The Gates (2004-2005) a été présenté durant seize jours du 12 février au 28 février 2005. C’était un parcours de 37 kilomètres à travers Central Park à York, ponctué de 7 500 portiques, hauts d’environ cinq mètres, placés à 4 mètres d’intervalle et tendus d’un rideau de tissu vinyle de couleur orange safran.
Il réalise ses "empaquetages" et travail de couturier soit dans des sites naturels soit dans la ville, sur des monuments. Une des caractéristique de son travail la plus évidente et de révéler en cachant : un vêtement comme une peau extérieure devient une promesse et une invitation au rêve et au désir. Pourtant le travail de Christo semble s’inscrire dans un acte simple et rejoint les théories du suprématisme qui, par les désacralisations successives de l’art veut faire de l’artiste un ingénieur et un entrepreneur. Il gère une véritable entreprise de travaux qui élabore les projets, en assure la promotion, obtient les autorisations, acquiert et finance les matériaux, réalise le projet avec des hectares de tissu, des kilomètres de câbles, fait travailler des dizaines d’ouvriers, pour un événement de quelques jours ou de quelques semaines, qui sera entièrement démonté, les matériaux recyclés, le site restitué. Tout cela crée un souvenir, un supplément d’histoire pour le lieu et ceux qui l’auront vu.
Cet aspect du travail a souvent soulevé de violentes polémiques. Mais ces réalisations s’assurent ainsi un caractère provocateur par leur démesure. Ces évènements spectaculaires avaient souvent un sens politique. Citons le recouvrement du Reichstag qui suivait sa destruction par le feu et précédait sa remise en état et l’installation en son sein du nouveau gouvernement allemand.
Geste et sens
Au cœur du mouvement du nouveau réalisme, Christo change le support. Il n’est plus question de l’espace pictural matérialisé par la toile, le papier, le mur... c’est-à-dire une surface sur laquelle le peintre intervient pour l’animer. De plus en plus facilement, le monde lui-même, l’environnement de l’artiste devient un plan de travail. Et c’est le choix que l’auteur peut en faire qui va lui donner son statut d’œuvre d’art.
Ensuite, le geste n’est plus un geste pictural mais un geste d’appropriation, décidé par l’artiste pour prendre un morceau du réel et le transformer en œuvre. Christo remet en cause le traditionnel langage plastique : "chaque protagoniste s’affirme au départ par un geste extrême d’appropriation du réel sur lequel il fonde ensuite tout le système syntaxique de son langage" (Pierre Restany, "L’autre face de l’art").
Cependant, on ne pourrait limiter le travail de Christo seulement à une appropriation des objets et des paysages. Son audace immense se trouve excusée par l’aspect mystérieux qu’il entretient autour de l’objet sur lequel il travaille. Il arrive à créer une connexion spéciale qui fait penser a une sacralisation : il transforme de façon à mettre en valeur et non pas à dénigrer. Il laisse au site toute sa grandeur, le reformulant sans continuer de le respecter.
Christo cache : il fait des empaquetages aussi bien d’éléments de faible dimension, dans un premier temps, que la dissimulation et l’emballage, par la suite, d’architectures considérables comme le Pont-Neuf à Paris et de paysages entiers. Empaqueter - modifier - enrober - détourner - effacer sont autant de verbes qui justifient la problématique de Christo. L’aspect tactile, l’occultation des volumes, la fragilisation de cette peau tendue sur l’objet nous font percevoir différemment ce qui était avant très banal.
L’acte d’appropriation de Christo prime le résultat et les interventions picturales sont totalement évacuées. Les œuvres deviennent des "actions" face à une réalité qui est elle-même une œuvre d’art et dans laquelle il suffit de puiser pour en extraire une parcelle signifiante et expressive.
Christo, s’approprie des lieux avec son acte d’emballage. Il amène le spectateur, par le biais de la toile, à regarder ce qu’il a déjà vu, à regarder le réel revisité. Si, lorsqu’il emballe un monument, Christo l’enveloppe de mystère, il le restitue aussi au public dans un paquet cadeau et de ce fait lui donne de la valeur. Il se rapproche du travail de l’architecte en donnant une nouvelle dimension à quelque chose de trop connu. Il bouscule les habitudes et redonne un essor au sujet. Un rapport singulier est installé entre l’artiste et sa « toile » et le travail qui en ressort témoigne clairement d’un sens du respect profond.