L’exposition de Denis Darzacq au pavillon Carré de Baudouin est une excellente nouvelle. D’abord parce que cette exposition permet de réunir les travaux d’un photographe sensible au terrain social sur lequel il vit, et dont bon nombre des images ont été prises dans les quartiers avoisinants. Ensuite, parce qu’elle donne aux visiteurs l’occasion de découvrir cette ancienne « folie », originellement dédiée aux plaisirs et à la fête, et longtemps dissimulée au regard du public. L’exposition se présente, non comme une rétrospective – le mot serait un peu pompeux pour un auteur encore jeune – mais plutôt comme un parcours dans l’oeuvre et l’univers d’un photographe qui, depuis plus de vingt ans, n’a cessé de creuser et d’approfondir quelques sillons essentiels, tout en se nourrissant de multiples sources et influences. Cette expérience prend d’abord ses racines dans une intense activité professionnelle sur le terrain, au contact de la société actuelle : sur les plateaux de cinéma (Satyajit Ray, Rivette, Chantal Ackerman), pour les vidéoclips (Rita Mitsouko, Etienne Daho), comme photo-journaliste (Libération) ou pour la communication institutionnelle. Mais elle se nourrit aussi d’une passion pour l’art, cultivée par la fréquentation assidue des musées, biennales et par l’intérêt pour d’autres auteurs. Dès ses études aux Arts Décoratifs, Denis Darzacq rencontre toute une génération d’artistes qui marqueront l’art contemporain français, comme Agnès Thurnauer, Claude Closky, Xavier Veilhan, Pierre Bismuth ou Pierre Huyghe. Familier de l’histoire de la photographie et de l’art classique, Denis Darzacq s’intéresse depuis toujours aux enjeux et questionnements de l’art contemporain, qu’il connaît bien. C’est avec la somme de ces expériences, de ces influences, de ses goûts et de son intuition que Denis Darzacq construit une oeuvre qui lui ressemble. Une oeuvre qui, sous de multiples formes, ne cesse d’observer le mouvement des corps dans la ville, de capter les points de tension et d’équilibre entre d’une part les stéréotypes sociaux, la normalisation d’un monde de plus en plus standardisé, et l’énergie individuelle créatrice et libératrice. Un style graphique très reconnaissable, par la prédominance accordée aux masses plutôt qu’aux lignes, aux à-plats de couleurs en demi-teintes, à la douceur des visages et des corps. Enfin, une alliance inattendue de la modernité à des figures tirées de l’histoire de l’art, et plus particulièrement de la peinture maniériste italienne, du Pop Art ou de l’esthétique manga, dans ses dernières séries, Hyper et Casques. L’exposition comporte des oeuvres qui ont connu un succès important et ont été largement exposées en France et à l’étranger, mais aussi de nombreuses images inédites.
OEUVRES PRESENTÉES DANS L’EXPOSITION ENSEMBLES (1997-2000)
En 1998, Denis Darzacq commence un travail qui aboutira à la constitution de la série Ensembles. Se postant le plus souvent d’un point de vue en hauteur, il se concentre sur le mouvement des corps dans l’espace urbain, après avoir déterminé un cadre éliminant les indications de lieu et de contexte (signalétique, panneaux, immeubles, affiches). Se tracent alors des lignes et courbes évoquant une partition musicale, des figures mathématiques ou l’alea d’un jeu de dés. Le graphisme des images n’occulte pas pour autant une préoccupation majeure de l’auteur : saisir le point de tension entre la soumission à des règles et codes uniformisés d’une part, et le jeu du désir et de l’individualité d’autre part. Ces images ne sont pas sans évoquer certaines images des artistes contemporains Walter Niedermayr ou Beat Streuli, lesquels se sont également intéressés aux codifications des comportements sociaux, à l’anonymat et à l’esthétique du banal, mais rappellent aussi les vues en plongée d’André Kertész dans les années 1930. « Seuls les personnages structurent l’image. Je me concentre sur leurs mouvements, leurs gestes et leurs vêtements. J’observe la distance entre eux, j’étudie celle entre l’intime et le public. Une interrogation sur la façon de concilier notre vie sociale, régie de plus en plus par des codes uniformisés, stéréotypés, et notre désir d’être guidés par notre libre arbitre. » Denis Darzacq, in Denis Darzacq, Actes Sud/Altadis , 2001
« Désirs, violence, pudeur, timidité, absence, amitiés, fêlures, gestes singuliers ou stéréotypés : c’est un beau travail, sensible et fragile. » Darzacq est un jeune homme bouillonnant qui cherche à voir « comment on agit seul, en groupe ou en société » (…) Il cerne formidablement ces codes relationnels, qui sautent d’autant plus aux yeux que le photographe élimine toute scorie anecdotique. Il ajoute : « J’aurais pu appeler mes images « Nike » ou « Adidas » tant les jeunes sont transformés en hommes sandwiches. Darzacq, qui a également travaillé à Angers, Nancy, Rouen, ou Biarritz, assimile cette standardisation à l’uniformisation des villes françaises. » Michel Guerin, Le Monde, septembre 2000
« C’est l’individu dans ses relations sociales, affectives, amoureuses ou familiales qui est au coeur du travail de Denis Darzacq. Qu’il capte hommes et femmes dans une ambiance de fête aux couleurs fluo (Only Heaven) ou dans une grande ville dominée par des bleus et des bruns (Ensembles), il souligne les fils invisibles qui relient les personnes. À partir de ces duos, trios, quatuors qui se croisent et se téléscopent dans une image, il raconte l’histoire de ces mouvements multidirectionnels. Des éléments d’une foule apparemment anonyme, il arrive à reconstruire les liens éphémères ou permanents. Certains individus semblent s’ignorer, d’autres se rencontrent, d’autres se rapprochent, d’autres enfin s’enlacent. Un geste ou un regard en disent parfois plus qu’un roman. Si quelquefois il s’amuse à mettre en avant certaines codifications vestimentaires, certaines attitudes anecdotiques, Darzacq, par la contrainte de ses vues plongeantes, tente une abstraction gestuelle, une mise en perspective des êtres entre eux. » Guy Boyer, in Denis Darzacq, Actes Sud/Altadis , 2001
BOBIGNY CENTRE VILLE (2004-2005)
Pendant plus d’un an, Denis Darzacq s’est intéressé aux habitants de cette ville de banlieue parisienne ; une ville marquée par les enjeux sociaux et politiques de l’urbanisation rapide de la France d’après-guerre, qui est l’objet, comme bien d’autres cités populaires, d’a priori réducteurs qui alimentent peurs et malentendus. En réaction à l’imagerie de la « racaille » diffusée par les médias, le photographe souhaite rompre avec les visions superficielles de la banlieue, pour se concentrer sur la place de l’individu dans la cité. « En dehors de toute actualité, raconte Denis Darzacq, je suis allé à la rencontre de jeunes gens des cités Paul Eluard, Karl Marx, Chemin Vert, de l’Abreuvoir et de l’Etoile. Je leur ai proposé de faire un portrait de chacun d’eux devant leur lieu de résidence. Je me suis également attaché à photographier la ville, ses cités, ses rues, ses paysages et plus particulièrement les entrées d’immeubles des grands ensembles. Celles-ci stigmatisent, sur plusieurs décennies, les tentatives d’urbanisme et d’architecture qui se heurtent aux réalités d’une vie marquée par la violence sociale et le désespoir. » Un jour de 2004, le photographe croise par hasard l’écrivain Marie Desplechin à Bobigny. Amis de longue date, ils ont en commun une sensibilité probablement à l’origine de leur présence dans cette ville à la fois si loin et si proche de leur vie. Du hasard de cette rencontre est né le livre Bobigny centre ville qui mêle le récit à l’image. Bobigny centre ville est une histoire de destins, d’amitiés, de cultures, d’urbanisme, d’architecture, de mémoires et d’utopie. Le récit est celui d’un écrivain sensible et tendre, mais aussi lucide et critique ; les images sont celles d’un photographe au regard singulier qui, depuis longtemps, travaille sur la place de l’individu dans la cité. Littérature et photographie se répondent, se déplacent et prennent place sur la scène du réel. Bobigny centre ville nous invite à une promenade au cours de laquelle une romancière et un photographe ont su entendre le coeur des choses. Une partie des images réalisées à Bobigny, notamment les groupes, les entrées d’immeubles et les ronds-points, a été exposée aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles 2005 et à la galerie VU’ en 2007. Mais d’autres images de cette série, en particulier des portraits d’habitants de Bobigny, sont exposées pour la première fois.
NU (2003)
En 2003, Denis Darzacq réalise la série Nu, pour laquelle il fait poser des modèles dans des zones pavillonnaires. Une façon d’expérimenter l’irruption de la nudité brute, sans apprêt ni connotation érotique particulière, dans l’univers standardisé du pavillon de banlieue, dont l’extension urbanistique et sociale s’est accélérée au cours des années 2000. La série qui en résulte n’est pas dépourvue d’un certain fantastique, inspiré de la légende allemande médiévale du joueur de flûte de Hamelin entraînant à sa suite les enfants du village. Elle doit aussi un tribut aux grands nus d’Helmut Newton, au travail de Bill Owens sur les premières zones pavillonnaires américaines, ou encore à Magritte et à la peinture religieuse.
« Dans la série de photographies de Denis Darzacq, les hommes et les femmes marchent nus dans des rues qui traversent des cités pavillonnaires. Ils sont sortis de chez eux, ils avancent au rythme de leur pas, ils traversent l’air qui est, à ce moment de la journée, d’un blanc presque brumeux, comme la lumière qui les éclaire alors totalement. Ces hommes et ces femmes ont quelque chose à faire, cela se sent dans la tenue calme de leur corps, ils avancent sans hésitation, sans contrainte. Peut-être répondent-ils à un appel. Ils se dirigent vers le même point de rencontre, laissant derrière eux le confort construit de leurs habitudes. Ils vont se retrouver pour entreprendre ensemble l’édification d’un projet qui changera leur existence, un ordre nouveau qui leur paraît être le meilleur moyen d’envisager un futur merveilleux. Ils sont donc confiants et ils y vont. Qui leur a donné cet espoir ? Qui les a convaincus d’apparaître ainsi dans cette nudité extrême, comme la preuve d’une liberté nouvelle qui va les porter vers un inconnu intelligent et sensible, la liberté qui les transformera définitivement ? Pas de réponse ou alors trop de réponses. Là il est trop tard pour en savoir plus, ces corps captivés attirent le regard et nous entraînent dans le sillage de leur pas. » Georges Tony Stol, Nu, in Denis Darzacq, le ciel étoilé au -desus de ma tête, Janvier/ Editions Léo Scher, 2004 Nu Nº3, 2003 © Denis Darzacq
LA CHUTE (2006)
C’est avec la série La Chute que Denis Darzacq a accédé à une large reconnaissance internationale. En 2003, au moment de la guerre du Golfe, le photographe s’est rendu en Algérie pour faire un reportage sur des danseurs algériens de hip hop, qui répétaient un spectacle organisé par deux compagnies de danse française pour une tournée internationale. Les jeunes garçons, concentrés sur l’effort, savaient que cette sélection pouvait marquer un tournant de leur histoire en leur permettant de voyager. Plus tard, en revenant sur ses photos, le photographe s’est trouvé frappé par l’image des jeunes en suspension dans l’espace. Poursuivant le motif de l’évolution des corps dans l’espace urbain, il a alors demandé à des danseurs et sportifs d’effectuer des sauts devant des fonds qu’il avait repérés, et dans un cadre qu’il avait préalablement composé. Rien de faux dans ces scènes, saisies à un instant qui a bien existé, pas de fiction, nulle retouche ni trucage. Pris dans des cours d’immeubles ou des rues du dix-neuvième arrondissement parisien, de Nanterre et Biarritz, ces jeunes ne jouent que leur propre rôle et se contentent d’effectuer des sauts dans un décor urbain moderne. Le photographe prend des images, n’intervenant que pour donner quelques indications de mouvement. Pourtant, au moment où le saut se produit, l’aléa et la force de gravitation font leur entrée. Saisis en plein vol, ces personnages s’échappent alors de leur histoire, et ne sont pas sans rappeler la Chute d’Icare par Pieter Bruegel ou le Saut dans le vide d’Yves Klein, bien que les mouvements des corps puissent aussi évoquer des productions issues de la culture populaire comme le film Matrix, les comics et les Super Héros. « Très pures, évitant aussi bien la pose habituelle du genre que la description, ces photographies qui mettent en valeur la performance physique dans sa perfection, mais aussi dans ses déséquilibres, mêlent une incroyable énergie au sentiment de la possible perdition. De fait, ces corps en apesanteur, qui ne sont jamais accompagnés d’ombre portée, deviennent des révélateurs de l’espace urbain. » Christian Caujolle , 2007
« Quand l’ascenseur social est en panne, il faut savoir rebondir. Entre l’envol et la chute, l’homme parachuté dans la cité apprend à maîtriser sa trajectoire. A la matière brute de l’architecture, il oppose l’élasticité de son corps et de ses désirs. Cet exercice de gravitation en appelle à une stricte discipline, mais ce n’est pas celle acquise sur les bancs de l’école. Après les émeutes de l’automne dernier, le photographe Denis Darzacq a réalisé quinze de ces photos périlleuses qui disent, à froid, les turbulences et la vie en équilibre précaire. » Natacha Wolinski, Beaux -Arts Magazine, juin 2006 Ces images lui ont valu le prestigieux prix World Press Photo 2007 (1er prix Stories, dans la catégorie « A rts and entertainment ») et ont fait l’objet d’un important portfolio dans le journal britannique The Guardian (24 mars 2007), qui les mettait en corrélation avec les émeutes françaises de 2005. La publication de ces images sur son site internet a créé un important buzz sur les blogs, au point d’être à l’origine d’une rumeur propageant l’idée qu’en France un nouveau phénomène urbain amenait les gens à sauter dans les rues. Au-delà des intentions même de l’auteur, cette série a donné lieu à diverses interprétations, tant du point de vue technique (de nombreuses personnes y ayant vu – à tort – des photos manipulées sur ordinateur) que sur le terrain social ou artistique, attestant s’il en était besoin de l’aptitude de la photographie à se prêter à des lectures multiples. La Chute Nº02, 2006 © Denis Darzacq