Entretiens croisés
A l’occasion de l’anniversaire du Contact Improvisation, Suzanne Cotto, Muriel Guigou, Aline Lecler et Isabelle Uski, reviennent sur 36 ans d’une pratique originale. Le quatuor féminin se rappelle de l’apparition du CI aux Etats-Unis, puis de son arrivée en France, de ses hauts et des ses bas, et de sa situation actuelle dans le paysage artistique américain et européen.
Pourriez-vous dresser un bref historique du Contact improvisation, né aux USA en 1972 ?
Isabelle Uski : « Steve Paxton joue un rôle initiateur majeur dans la naissance de la pratique. Ancien danseur de la compagnie Cunningham, au sein de laquelle il assiste aux cours d’improvisation de Robert Dunn, il s’ouvre à tout un champ d’expérimentations propre au mouvement de la danse post moderne. Il participera aux happenings de la Judson Church, et est l’un des fondateurs du Grand Union (1970-76). Sa passion et son intérêt pour le mouvement passe par l’aïkido ainsi que la marche, les gestes quotidiens. En janvier 1972, il propose une performance, Magnesium, symbole de la naissance du Contact Improvisation. Proposée après trois semaines de laboratoires avec huit étudiants de l’université d’Oberlin, celle-ci ressemble à un chaos interactif : pendant dix minutes, les danseurs se rentrent dedans, chutent, se rattrapent puis terminent, debout, immobiles, en silence. Cette performance suscite intérêt et curiosité. Quelques mois plus tard, Steve Paxton réunit à New York d’autres danseurs, gymnastes, étudiants dans le but de continuer les explorations en œuvre dans cette performance : les possibilités de jouer avec les forces physiques qui interagissent sur deux corps en mouvement, la qualité réflexive du toucher, les possibilités de communiquer par le toucher. Nancy Stark Smith, Mary Prestige, Daniel Lepkoff, Andrew Harwood, Karen Nelson, y sont, entre autres, présents, et de nombreuses rencontres s’ensuivent. Cette exploration a duré des années et continue encore aujourd’hui. La vidéo Fall After Newton donne une idée de l’évolution de cette pratique dans les onze premières années : rapidement, les états de corps qui se développent autorisent un flux plus continu, plus doux, ainsi qu’une prise de risque plus importante. Les corps ouvrent leurs sens à l’espace sphérique et développent de nouveaux réflexes de ’’survie’’ face à la gravité. Ces danseurs nomment la forme “Contact Improvisation”. Des performances sont organisées de manière assez informelle (telle que Come and we’ll show you what we doet se terminent très régulièrement en jams, laissant la possibilité à un public enthousiaste, danseur ou non, d’expérimenter par lui-même).
Pour situer la naissance de cette pratique, il faudrait également évoquer le contexte social et idéologique dans lequel celle-ci a eu lieu : je renverrais pour cela au livre de Cynthia Novack Sharing the dance : contact improvisation and American culture (traduit en partie dans un numéro de Nouvelles de Danse consacré au CI). Le CI n’est pas apparu dans un contexte isolé, il est né dans une vague d’ouvertures et d’explorations qui a donné naissance à tout un champ de pratiques d’improvisation et d’éducation somatique qui sont très en résonances les unes aux autres.
Comment les « fondateurs » du Contact Improvisation présentent-ils cette forme de danse improvisée ? Existe-t-il une définition « officielle » ?
« Personne ne donnera de définition arrêtée et exhaustive de cette pratique. Une multitude de définitions a été proposée. C’est sûrement ce qui transparaît au croisement de chacune d’elles qui créé la cohérence de cette pratique. On parle souvent de dialogue physique à partir d’un point de contact entre deux partenaires, de partage de poids, d’ouverture à l’espace sphérique et d’ouverture à l’inconnu, de capacité à communiquer par le toucher et d’improviser en intégrant le jeu des forces physiques sur les masses en mouvement, de capacité à offrir un support et à en recevoir un. Chaque définition laisse transparaître des dimensions, des subtilités différentes. En 2006, lors d’une rencontre d’enseignants de Contact Improvisation à laquelle j’ai assisté à Earth dance, Nancy Stark Smith posait la question : “What is the core proposition of contact improvisation ?” (qu’elle est la proposition essentielle du contact improvisation ?). Presque 35 ans après la naissance du CI, je me disais que le simple fait que l’une des pionnières puisse encore poser la question lors d’une rencontre d’enseignants, apportait peut-être une certaine dimension à la réponse !
En 1975, les pionniers se sont posés la question de fonder une école, de créer un label protégé, car certains spectateurs enthousiastes se mettaient à proposer “du Contact Improvisation” sans avoir eu d’entraînement et de sensibilisation en amont, ce qui posait question au-delà du simple fait que c’était dangereux. Ils ont décidé de ne pas le faire, et de créer à la place une newsletter (Le Contact Newsletter) pour véhiculer des idées, des réflexions “en mouvement”. Celle-ci deviendra le magazine Contact Quarterly, a vehicule for moving ideas. C’est fort comme décision. Elle a laissé une porte ouverte, immense et précieuse, pour l’évolution de cette pratique, mais une porte fragile, aussi. Pour moi, cela en dit long sur ce que cette pratique exige de “lâcher prise” sur notre volonté de contrôler et de figer les choses, dans la danse ou au-delà. Cela en est d’ailleurs sûrement un des plus gros défis. Mais tout le monde ne parle pas anglais et n’a pas accès à ce magazine. Heureusement pour les francophones, il y a les publications de Contredanse qui permettent d’avoir accès à l’historique et à la pensée de cette pratique, et de celles qui lui sont parallèles. On doit une fière chandelle à Patricia Kuypers pour ce qu’elle a impulsé. La prochaine édition sera un livre et un dvd sur le travail de Steve Paxton.
Quelle est votre définition personnelle du Contact Impro ?
« Plus que de définition, je parlerais de présentation. J’en ai écrit une sur le site de l’association Chorescence que j’ai fondée il y a trois ans en arrivant à Grenoble. Aujourd’hui, je la reformulerais autrement... J’aime citer Nancy disant que la définition vient de l’expérience même : “the definition is in the doing”. Il y a quelque chose ne pouvant passer par les mots que si l’expérience même en a été faite, sinon ils ne résonneront jamais de la même manière. Comme pour beaucoup de pratiques. Je peux également préciser que cela est très différent pour moi de considérer le Contact Improvisation comme un outil / une technique, ou comme une pratique. Je pense que tout est possible mais que c’est très différent. Pratiquer de manière régulière le Contact Improvisation amène à des états de corps et de disponibilités que l’on ne peut pas rencontrer autrement. Aujourd’hui, après neuf ans de pratique et six ans d’enseignement, je me sens débutante, et c’est ce qui me permet de me faire surprendre par la danse. Les portes de l’inconnu continuent à s’ouvrir et c’est assez fascinant, et enivrant. L’espace de la jam est un espace de pratique très privilégié. Y viennent des contacteurs avec des profils et des horizons très variés dans leur profession, leur âge, leurs expériences avec la danse, le mouvement, le théâtre, la musique... Chacun a quelque chose à partager, à transmettre aux autres. C’est pour moi un espace très précieux, mais très fragile aussi : sa dimension sociale peut facilement prendre le dessus et étouffer son potentiel très original de partage et de créativité. C’est aussi un espace où chacun est autonome dans la construction de son expérience, et une telle liberté peut faire peur. Aucune règle n’est annoncée même si de surcroît elles existent tacitement. Cela demande beaucoup d’écoute, de curiosité et de respect, pour soi et pour les autres.
Quand le Contact impro est-il arrivé en France ?
« En 1978, Steve Paxton et Lisa Nelson sont venus pour la première fois donner un stage en France. Il a eu lieu pendant les Fêtes Musicales de la Sainte Baume. Y ont assisté entre autres : Didier Silhol, Mark Tompkins, Suzanne Cotto, Edith Veyron, Martine Muffat-Joly. Leur enthousiasme les a amenés à se réunir, à explorer ensemble cette nouvelle forme de danse, à organiser de nouveaux stages en faisant revenir Steve Paxon, Lisa Nelson et en invitant d’autres enseignants tels que Nancy Stark Smith. En 1980, ils créent l’association Danse Contact Improvisation et commencent eux-mêmes à enseigner, le plus souvent par paires. Il existe un engouement particulièrement notable pour la pratique qui a duré environ jusqu’en 1983. Malgré l’essor culturel que connaît la France à ce moment-là, notamment en danse, le contact improvisation semble alors avoir suscité de moins en moins d’intérêt en tant que pratique en soi. Ce qui, sociologiquement et politiquement, est très intéressant. A la même époque, les cofondateurs de l’association Danse Contact Improvisation se dispersent, ont d’autres projets : l’association sera dissoute. »
Sociologue de la danse, pouvez-vous caractériser le contexte artistique et politique de l’apparition du Contact Improvisation en France ?
Muriel Guigou : « La danse en France a opéré un grand tournant dans les années 1960/70 avec les apports des techniques d’improvisation et de composition. D’abord la danse moderne expressionniste allemande dans les années 1950/60 avec la part créative du danseur, le travail sur les intentions et l’expression de chaque danseur. Ensuite la danse post-moderne américaine à partir des années 1970 : valorisation de la singularité de chaque danseur, création collective, travail avec des non-danseurs, travail hors de la scène à l’italienne. Les valeurs portées par ces nouvelles techniques de danse vont opérer une rupture, en France, avec la danse classique au sein des institutions conventionnelles de l’époque. Ces valeurs vont se développer au cours des événements de mai 1968 et s’inscrire ensuite dans la durée jusqu’à la création des Centre chorégraphique nationaux dans les années 1980. »
Suzanne Cotto, vous étiez présente au premier stage de Steve Paxton et Lisa Nelson au Centre international de la Sainte-Baume pendant l’été 1978. Pourquoi avoir suivi ce stage et quels souvenirs gardez-vous de cette période ? Suzanne Cotto : « Je suis allée à la Sainte Baume avec un groupe de danseurs de Paris, pour suivre l’enseignement de Harry Sheppard (technique Cunningham). Il y avait plusieurs stages simultanés de danse et de musique contemporaine. Dans ce bouillonnement créatif nous avons vu une performance magnifique de Steve Paxton et Lisa Nelson, et nous avons eu envie de suivre leur stage de danse Contact Improvisation : découverte passionnante. J’ai eu la chance de suivre également l’enseignement de John Cage qui était là. On travaillait sur l’écoute et l’aléatoire. Il nous a fait faire un concert dans la campagne, mémorable !
En rentrant à Paris, à l’automne 1978 un certain nombre d’entre nous (dont Mark Tompkins, Didier Silhol) a eu envie de continuer la recherche en danse Contact. Nous avons créé l’association D.C.I. Nous avons commencé par des ateliers puis des stages à Paris, en province, en Espagne. Parallèlement nous avons a fait venir dès 1979 des Américains, Anglais, Canadiens pour des stages et des performances : Steve Paxton, Lisa Nelson, Nancy Stark-Smith, Andrew Arwood, Dena Davida, Patricia Bardi, Christina Svane, Kirstie Simson, Dany Lepkoff etc… Nous faisions régulièrement des semaines de recherche entre nous, de longs stages d’été, des manifestations (Avogadro…). Nous avons organisé une première rencontre européenne à la Sainte Baume, en 1982. Ces rencontres ont continué à Amsterdam, au CNDC d’Angers, à Copenhague… Cela prenait de l’ampleur jusqu’au creux de vague au milieu des années 1980…
Qu’est-ce qui caractérise ce creux ?
« La danse Contact n’intéressait pas vraiment le milieu de la danse, j’ai souvenir de réactions assez agressives de la part d’amis danseurs. Il est vrai que les performances proposées n’étaient pas toujours très intéressantes (l’improvisation, ça se travaille toute une vie). Le toucher, les corps à corps étaient mal vus, catalogués plutôt dans le n’importe quoi que dans une réelle recherche. Nous avons eu cependant quelques articles plus ou moins intéressants dans la presse et à la télévision, mais il n’y avait pas d’espaces officiels accessibles pour cette recherche. J’ai trouvé que d’autres pays tels que la Hollande (Theaterschool d’Amsterdam), l’Angleterre (Dartington College of Art), les Etats-Unis (Bennington College of Art) avaient une approche de recherche en danse beaucoup plus aventureuse et intéressante que la France. Le CNSMDP (Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris) a ouvert ses portes au CI beaucoup plus tard (Didier Silhol). Brigitte Lefevre avait suivi le stage de la Sainte Baume et avait été très touchée, mais n’a jamais donné suite. Quelques personnes sont venues suivre des cours : Karine Saporta, Wilfried Piolet et Jean Guizérix. Puis, on a vu progressivement sur scène des formes issues de la richesse des improvisations en Contact, être fixées dans des chorégraphies (Mark Tompkins, Joseph Nadj ont fait un travail dans ce sens, pour une part). En 1984, on a dissout l’association. On enseignait de moins en moins, car il n’y avait plus grand monde de partant pour les stages et les cours. C’était d’ailleurs une vague qui concernait la danse en général, sauf pour les gens qui s’étaient fait un nom. J’ai alors pratiqué l’ostéopathie comme une suite naturelle du Contact. Il resta quand même deux ateliers de Contact par semaine jusqu’en 1987 à Paris, dans un studio à Belleville, rue Bisson (atelier qui existe toujours le vendredi). Nous nous surnommions “Les ploucs de Belleville” ! C’était très chaleureux. Je me suis tournée vers d’autres explorations, hors groupes”. J’ai ouvert en 1991 le “Laboratoire de Mouvement et de Fantaisie”, qui allie la subtile mécanique corporelle à la jubilation de l’improvisation, et travaille sur la réactivité du corps dans l’espace entre le réel physique et l’imaginaire. En 2002 : naissance du concept “Déclic”, la sensation du juste instant. Je fabrique des “Objets Chorégraphiques Non Identifiés” avec des musiciens de jazz, d’électro-acoustique, et des installations interactives.
Vous allez enseigner cet été au festival de Freiburg, comment vous situez-vous aujourd’hui par rapport au Contact Improvisation ?
« Mon cours à Freiburg s’appelle : “Art Martial Fantaisiste”, on va dans un paysage physique, défini tout d’abord par un savoir analytique, et quand on y est, on le vit. C’est le passage de l’un à l’autre que je nomme “Déclic”. Cela peut se comparer au saut de qualité existant entre la préparation d’un voyage et le voyage lui-même. Il en résulte une “Chorégraphie instinctive”. Avoir dans son bagage la technique de la danse Contact est indispensable, à mon avis, car il développe des qualités très spécifiques. Enseigner à des “contacteurs” permet d’aller beaucoup plus loin dans mes propositions qu’avec des gens ignorants cette technique. Je ne suis plus dans la communauté Contact et ne l’enseigne plus, mais j’ai intégré son état d’esprit d’exploration, et en conseille vivement la pratique. J’ai suivi d’autres voies car je sentais une usure et surtout un style. Comme à chaque fois dans mon parcours de danse (classique, jazz, claquettes, contemporain, yoga, taïchi, etc.), j’arrive au bout d’un style et j’ai besoin de changer pour alimenter ce qu’il y a de plus vivant en moi, jusqu’à être “hors style”. J’avais envie de travailler sur la solitude, l’alimentation de la danse, le regard extérieur, la structuration de l’espace, etc. En même temps, toutes les découvertes faites depuis ce temps peuvent se reverser dans cet espace du CI, excepté un détail : la fragilité physique qui vient avec l’âge, et qui exige une belle justesse de geste. J’évite donc les débutants tout fous qui se jettent partout ! Je vais à Freiburg pour essayer mes dernières découvertes. Je suis curieuse de voir là où en est cette pratique, ce qui s’est affiné, et curieuse aussi de danser avec de vieilles connaissances perdues de vue depuis très longtemps ! Après le gros creux de vague d’une dizaine d’années en France, j’ai été heureusement surprise de voir que les jeunes reprenaient le flambeau. C’était à l’occasion des vingt ans du CI en 1998 à la Ménagerie de Verre, à Paris. Nous nous étions regroupés à nouveau, pour organiser jam, performances etc., comme au bon vieux temps. Nous avons été très surpris de voir une grande effervescence dans la jeune génération (danseurs, circassiens, comédiens, musiciens). Le nouvel essor de cette pratique aujourd’hui prouve sa profonde pertinence.
Qu’aimiez-vous dans cette pratique et comment pouvez-vous la définir ?
« C’est une danse qui rassemble autant d’hommes que de femmes, c’est très agréable et rare. C’est une danse d’explorateurs. “Il s’agit, entre les partenaires et avec les éléments, d’un jeu des forces en présence et non pas d’un rapport de forces”, avions nous écrit avec Didier Silhol. On apprend à aiguiser ses perceptions, affiner ses réflexes. On prend le temps et le plaisir de créations hasardeuses, où le chemin est le plus important parce qu’on ne sait pas où l’on va… Dans un article que j’ai écrit en 1987, je donnais la définition suivante : “le Contact Improvisation est l’art de la conversation – pris aussi dans le sens de "verser ensemble". C’est un échange en corps à corps où les danseurs se pétrissent et s’étirent, se reposent et s’activent, communiquant force et fragilité. La danse devient un partage-voyage à travers les âges et les éléments, guidée par la respiration du mouvement. On développe tous les chemins qui nous font et défont de la station bipède, vers le sol, vers l’air (…)”. J’ai été mordue par le Contact Improvisation, et je le ressens comme un chemin de subtilité et de simplicité, car la vie qui y circule est toujours aussi fragile et inattendue.
Que pensez-vous de l’absence d’école ?
« Voilà justement pourquoi c’est ma technique préférée parmi toutes celles que j’ai pratiquées : il n’y a pas de chefs ! Il était temps… J’ai aimé que Steve Paxton se soit présenté comme un voyageur, un explorateur qui donne des pistes, des ingrédients, pour pouvoir danser ensemble. C’est dans cet esprit que s’enseigne le Contact. C’est un réseau. Alors que l’on devait se mettre par deux pour un exercice, il avait dit aux danseurs confirmés se mélangeant aux débutants : “Faites les profiter de la fraîcheur de votre expérience.” Plus on travaille, plus on se simplifie, plus on se rafraîchit. »
Aline Lecler, dès l’apparition du Contact en France vous avez suivi des cours et stages avec les pionniers – Didier Silhol, Suzanne Cotto, Alain Montebran et bien d’autres –, pourquoi vous êtes-vous tournée vers cette pratique ? Aline Lecler : « Dans les années 1980, l’éducation physique et sportive était le champ de bataille de courants s’affrontant sur les buts et les moyens de notre discipline d’enseignement : fallait-il privilégier le résultat et s’appuyer sur le modèle de la performance sportive, ou bien mettre l’élève au centre du système éducatif et partir de ses besoin ? L’urgence était de trouver des objectifs communs pour l’apprentissage des activités sportives et artistiques, et de pleine nature dont le nombre ne faisait qu’augmenter. Le Contact Impro m’a permis de retrouver la sensation d’unité en tant que personne par l’expérience sensible et de trouver une nouvelle manière de “questionner” le mouvement et donc de le transmettre jusqu’à aujourd’hui ! J’y ai découvert le lâcher prise, la fluidité, le “non-faire”. Il m’a permis aussi de découvrir d’autres pratiques somatiques comme le bodymind centering et l’eutonie. Le yoga, le taïchi et la relaxation n’existaient pas non plus dans notre formation. Toutes ces pratiques demeuraient réservées à des publics avertis. Cette non-reconnaissance publique explique que le Contact impro ait gardé une marginalité très longtemps. Cependant, sans être nommé il a peu à peu nourri la danse contemporaine par son aspect novateur : il ne s’agissait plus de reproduire des formes basées sur des modèles esthétiques. De nombreux chorégraphes et danseurs l’ont traversé et s’en sont inspirés, mais le mentionnent rarement…
De quelle manière avez-vous intégré le Contact Impro dans votre enseignement en éducation physique et sportive ?
« Dans le cadre scolaire, j’ai rapidement utilisé ce qui me paraissait approprié, notamment en danse, également pour les activités à dominante acrobatique et gymnique, mais aussi pour l’enseignement de la natation. Ceci, soit dans l’échauffement, soit dans des situations empruntées au Contact Impro qui utilisent un partenaire, des portés, en amenant des notions précises sur les appuis, la direction et la qualité du mouvement . Ainsi, peu à peu, je me suis confortée dans une nouvelle manière d’enseigner toutes les activités physiques : l’attention est portée à la manière de faire, on découvre le sens du mouvement par la perception interne. On donne aussi des repères physiques par la sensation associée à des connaissances de base sur le fonctionnement du corps, avant, pendant et après l’action. Il s’agit d’amener une éducation du perceptif : on observe et on tire des conclusions à partir de l’expérience vécue, on se questionne sur la relation avec soi-même, son environnement plus ou moins stable, et avec les personnes. Au niveau d’une classe d’enfants, l’observation de la manière de voir, de bouger, d’entendre, de recevoir et de donner une information ou un “toucher”, peuvent modifier de manière positive l’écoute des élèves par rapport aux autres, mais surtout l’écoute de soi-même. Comme en Contact Impro, la démarche consiste à vivre l’expérience dans l’instant présent par rapport à un geste, une tâche à accomplir, avec le souci d’économie et d’efficacité dans le mouvement, la sensation de bien être, d’aisance et de plaisir partagé. Ceci s’appuie sur des repères physiques précis qui permettent d’ancrer la “cinétique”. La justesse du mouvement s’installe car associée à une détente musculaire et à l’impression d’allégement, de fluidité.
Vous enseignez le Contact à Canaldanse (Paris), quel public avez-vous ?
« Ce qui est remarquable c’est la diversité des âges – de 19 à 65 ans – et la mixité – on a souvent la parité. Il y a des étudiants, comédiens, enseignants, circassiens, kinésithérapeutes, danseurs, chanteurs, musiciens, plasticiens, pères et mères de famille, célibataires… Certains assidus, d’autres en transit… Débutants et confirmés se côtoient et s’enrichissent mutuellement.
Quelle est votre définition personnelle du Contact Impro ?
« L’autre comme support de notre transformation, nous renvoie à un questionnement toujours renouvelé sur nous-même. L’improvisation comme le champ infini d’exploration des possibles. On amène la personne à observer l’état interne sans le couper de la perception du monde extérieur et on joue à passer de l’un à l’autre. A travers la fluidité et le cheminement des points de contact des corps, nous installons un rapport de confiance mutuelle, renforcé par la sécurité des ancrages que l’on trouve en s’adressant à l’os. Nous explorons les forces qui régissent tout mouvement, et nous nous orientons dans des situations inhabituelles qui développent de nouvelles qualités de tonus. Il s’agit de mieux connaître les mobilités des différents tissus de notre organisme. Le sol est un interlocuteur permanent dans le plaisir partagé du mouvement, du jeu et de l’imprévu.
Vous faites partie de l’équipe organisatrice du « Global Underscore Solstice ». Pouvez-vous nous en parler ?
« L’Underscore est littéralement un sous-score (ou une partition) formulé par Nancy Stark Smith qui souligne un certain nombre de phases que nous pouvons traverser dans la pratique du Contact Improvisation. C’est une structure d’improvisation, une structure référence qui peut à la fois servir pour l’échauffement, pour la danse, ou pour la performance sur scène. L’Underscore Solstice a été créé à l’initiative de Claire Filmon pour le solstice de juin 2000 et l’équipe de Paris réuni depuis sept ans plusieurs participants du monde entier. Il leur permet d’élargir et de faire mûrir leur expérience artistique en la reliant à d’autres danseurs, qui se sont engagés dans le même processus de recherche dans d’autres villes, pays ou continents, au même instant sur la même durée. L’an dernier, 18 villes sur quatre continents étaient reliées. Cette année l’Underscore solstice sera le 14 juin au cœur des manifestations du 36e anniversaire orchestrées par Nancy mais relayés par l’initiative d’organisateurs de tous les pays.
Vous avez aussi participé à l’émergence d’une liste de diffusion du Contact Impro en France créée, en août 2005. A quels besoins répond-elle ?
« C’est Benoît qui l’a créée et c’est Olivier qui a pris le relais. Mais elle s’autogére. Au début, nous étions trois membres, aujourd’hui 317 ! Elle répond à un besoin de regrouper la circulation d’informations sur le Contact Improvisation en France et à l’étranger, de sortir de l’isolement ceux qui sont éloignés des grandes villes, de faire connaître des cours dans des coins perdus. Elle permet aussi de se tenir informé des différents contenus proposés dans les stages et donc de rester en éveil sur l’évolution. Nous sommes un maillon de la chaîne. Il existe plusieurs réseaux de relation à Paris. Le collectif Contact Improvisation, par exemple, propose un annuaire du Contact classé par ville et par pays. On peut aussi mentionner Patricia Brouilly, de Canaldanse, qui a beaucoup œuvré pour le développement de cette pratique, et a organisé, peu après son ouverture, des stages au début des années 1990. Elle fait venir des grands noms du Contact, et recevait en mai Andrew de Lotbinière Harwood, pionnier du Contact qui a partagé des temps de recherche et de performance avec Steve, Nancy, Kirsty et Nita…
Quels sont les indicateurs du renouveau du Contact Improvisation en France ?
« La création de l’Underscore Solstice en 2000 en est un. L’essor de la liste de diffusion également. Elle contribue d’ailleurs à ce renouveau par la diffusion large de l’information. On remarque aussi plus de pratiquants, et sur Paris, il y a davantage de propositions de cours, de stages, de jams, et une nouvelle jam en plein air depuis trois ans. Il y a une belle dynamique, c’est très moteur ! La pratique a essaimé en province et est présente dans de nombreuses villes. Elle est enseignée dans quelques conservatoires et au CND : une forme de reconnaissance. Elle est enfin intégrée, sans être nommée, en milieu scolaire.
Muriel Guigou, quels sont les facteurs explicatifs de ce renouveau français ?
« Dans les années 1990-2000, la danse contemporaine aux sein des CCN, laisse entrevoir les signes d’un nouvel académisme lié à l’institutionnalisation et aux contraintes de production – création de répertoire, écart de génération entre chorégraphe en place et jeunes danseurs recrutés – et la perte des rapports sociaux égalitaires qui prévalaient dans les années 1970-80. Dans ce contexte, le Contact Improvisation, ainsi que d’autres groupes-réseaux –signataires du 20 août, collectifs d’artistes chorégraphiques, courant de l’éducation somatique...– ne viennent-ils pas combler un vide identitaire pour les danseurs en recherche de valeurs égalitaristes, alternative à une danse contemporaine qui ne répond plus à ces attentes ? On peut caractériser l’esprit du CI par l’égalitarisme, l’ouverture aux non-danseurs, la coopération, la fraternité, le multiculturalisme avec un réseau mondial. Cette manière d’entrer en contact avec les autres par la gestuelle court-circuite les codes sociaux d’interaction, même si ceux-ci ne sont pas annulés. L’apprentissage de cette technique est basé sur la confiance en l’autre : donner son poids, au risque de perdre l’équilibre, ou de tomber si l’autre n’est pas attentif, mais aussi savoir “prendre en charge” l’autre, au moment où il donne son poids. Il ne comporte pas de vocabulaire dansé mais des outils. La « jam’session » est aussi un espace de gratuité pour pratiquer avec d’autres. Le renouveau du Contact Improvisation pourrait s’expliquer par le besoin de trouver une pratique alternative à la danse contemporaine qui s’est institutionnalisée en France, une pratique qui échappant en partie au système subvention/production/diffusion pour s’orienter sur la formation. De manière plus globale, le CI ne s’inscrit-il pas dans un essor des nouvelles sociabilités en opposition au système marchand : coopération, troc, mutualisation, démocratie participative, fonctionnement en réseau, valeurs écologistes ? »
Isabelle Uski, où et comment avez-vous découvert cette pratique ?
« A Barcelone, à l’automne 1999. On m’avait parlé des jams qui venaient de s’ouvrir. J’ai été complètement séduite par cet espace de partage, de jeu, de créativité, d’explorations. Ça faisait déjà presque dix ans que je dansais et je n’avais pas encore trouvé ma voix dans la danse, ça faisait même un an et demi que j’avais tout arrêté. C’était comme si je découvrais ici ce que je cherchais depuis des années. A ce moment là, personne ne donnait de cours à Barcelone. J’ai donc appris, à travers les expériences et explorations que m’offraient les jams, la transmission d’informations corps à corps, avec quelques personnes qui en avaient fait ailleurs et nous rendaient visite. J’ai mis six mois à comprendre que derrière tout cela, il y avait une pratique qui avait sa propre histoire, et sa propre technique. Tout cela me paraissait tellement humain, organique. Beaucoup de choses que j’avais expérimentées en danse contemporaine en étaient empruntes, mais je n’en avais pas pris conscience. Ensuite je suis allée à Paris. Je m’y suis retrouvée au même moment que tout un groupe de “mordus”, avec qui je dansais trois fois par semaines. C’est avec certains d’entre eux que le Collectif Contact Improvisation a été crée en 2002, à l’initiative d’Asaf Bachrach. La jam et mes partenaires de jams ont clairement été mes premiers professeurs. Ensuite j’ai pris des stages avec de nombreux enseignants qui m’ont énormément nourrie et qui continuent de me nourrir aujourd’hui. Steve Paxton, Nancy Stark Smith, Lisa Nelson, Kirstie Simson, sont certainement ceux qui m’ont le plus perturbée et influencée.
Que vous apporte le Contact Improvisation ?
« C’est une bien vaste question ! Je dis souvent que je suis captivée par la dimension à la fois artistique, physique, sociale et philosophique de cette pratique. Le CI m’apporte beaucoup de plaisir et de bien être physique, beaucoup de satisfactions relationnelles. Et elle nourrit immensément mon approche du mouvement et de la performance. Tous mes projets artistiques sont aujourd’hui alimentés directement ou indirectement par cette pratique. Mais elle résonne aussi en moi, dans ma perception du monde et dans ma vie à bien des niveaux. Je ne sais pas si je pourrais résumer, ni même si cela est pertinent de le partager. Je pense que ce qui est important c’est la manière dont cela résonne en chacun de nous. Ce que je peux dire, c’est qu’elle m’apporte une “conscience corporelle et relationnelle” qui m’ouvre à différents possibles et me permet de trouver une certaine forme d’harmonie.
Pourquoi vous êtes-vous engagée pour célébrer cet anniversaire ?
« Je pensais tout d’abord me rendre à la célébration américaine. Mais un appel avait été lancé pour organiser des événements satellites, et soudain, il m’est devenu évident qu’il fallait organiser quelque chose ici ! Le Contact Improvisation se développe en France depuis quelques années comme peut-être jamais auparavant. CI36 correspondait en France au 30e anniversaire ! Le CI reste pour beaucoup de gens ésotérique, ou entaché d’amalgames. C’était une occasion d’en parler un peu, et puis de fédérer des choses entre les enseignants francophones qui comptent de nombreuses nouvelles recrues. Comme je l’ai déjà mentionné, il n’y a pas d’école d’enseignants. Si on ne se rencontre pas, comment créer une cohérence entre nos différentes approches ? Ces rencontres sont pour moi essentielles. Grenoble, notamment avec Chorescence, est une des villes où il s’est le plus développé ces dernières années. Ici et en Rhône-Alpes, il y a une dynamique qui existe depuis longtemps. Aujourd’hui il y a plusieurs pôles actifs : à Die, dans la Drôme avec Les Os Posés et Christelle Casse, qui est co-organisatrice des 36 mille et une jams, mais aussi à St Julien-Molin-Molette dans la Loire, avec La Trisande, à Bourg en Bresse, dans l’Ain avec Passaros, à Lyon avec plusieurs associations… Il semblait que ça faisait sens de proposer quelque chose ici. Nous avons constitué un collectif organisateur à Grenoble. Nous sommes sept et le CDC-Pacifique et l’IUFM nous ont apporté leur soutien.
Que va-t-il donc se passer à Grenoble avec « 36 mille et une Jams » du 11 au 15 juin ?
« Nous avons prévu un week-end anniversaire, qui rassemblera une centaine de contacteurs venant de nombreuses villes françaises où s’est développée cette pratique, mais aussi de pays limitrophes. Il sera essentiellement l’occasion de fêter les 36 bougies dans la danse, de créer nos 36 mille et une jams. Nous serons également synchronisés avec d’autres rendez-vous planétaires : un relais de danse de 36 H intercontinental, l’Underscore du Solstice et 36 minutes de “Petite Danse”. En amont de ce week-end, une soirée Performances et Paroles avec des “Petites Formes Instantanées” suivies d’une table ronde en mouvement, avec dix intervenants invités pour débattre de la manière dont le Contact Improvisation existe aujourd’hui en France. La soirée se terminera par une jam ouverte à tous à 20h36. Il y aura enfin deux jours de rencontre francophone d’enseignants de CI. Cette toute première rencontre francophone sera l’occasion d’un échange entre une vingtaine d’intervenants résidents en France, Belgique, Suisse. La proposition de faire une rencontre en français (et non en anglais, ce qui fermait les portes à d’autres intervenants) vient du désir de favoriser les échanges entre enseignants francophones et de questionner la langue, la culture et la migration de la pratique du CI. Je suis très curieuse de ces cinq jours anniversaire. En 1997, Didier Silhol avait proposé douze heures de festivité à la Ménagerie de Verre pour les 25 ans du CI dans le monde. Cette fois-ci ce sera cinq jours, ce n’est pas à Paris, des contacteurs et enseignants de toute la France seront là. J’ai l’expérience de ce type d’événement à l’étranger, dans un contexte anglophone. Pour ma part, ce sera une expérience de vivre un tel rassemblement ici. »
PRESENTATION DES INTERVENANTES :
Suzanne Cotto, chorégraphe et ostéopathe Elle découvre la Danse Contact Improvisation (DCI) en 1978 avec Steve Paxton et Lisa Nelson. Elle initie et enseigne la DCI en France et à l’étranger de 1978 à 1984 au sein de l’association D.C.I. (surnommée l’Atelier Contact) avec Mark Tompkins, Didier Silhol et d’autres aventuriers. Ils invitent des professeurs étrangers, organisent des cessions de recherche, des jams, des performances et s’incluent dans un réseau européen qui a débuté en 1982. Après dissolution de l’association, elle poursuit sa route, explorant d’autres chemins et produit régulièrement diverses performances. Elle propose cette année un atelier d’improvisation à Paris, et est invitée cet été au festival de Contact Improvisation à Freiburg.
Muriel Guigou, sociologue Elle pratique la danse contemporaine depuis de nombreuses années et le Contact Improvisation depuis dix ans. Elle a publié divers articles sur le travail artistique. Docteur ès sociologie, elle est l’auteure de La nouvelle danse française (L’Harmattan, 2004) et a dirigé une étude en 2006/2007 sur la danse et le handicap.
Aline Lecler, enseignante en Education physique et en Contact Improvisation Elle se forme à la danse classique puis à diverses techniques de danse et de sports qu’elle enseigne en milieu scolaire depuis 1980. Elle découvre l’atelier Danse Contact Improvisation en 1981 avec Alain Montebran puis par les enseignements de Didier Silhol, Suzanne Cotto, Mark Tompkins, Lula Chourlin, Patricia Bardi et Kirstie Simson. Assidue durant toutes ces années, elle enseigne à son tour le Contact Improvisation. Au collège, elle utilise ses principes avec ceux de l’ostéo-éveil de Michèle Tarento. Danseuse-interprète, elle présente également des performances de danse et arts plastiques. Elle est enfin co-organisatrice de l’Underscore Solstice depuis juin 2006 avec Claire Filmon, Marika Rizzi et Olivier Zuretti.
Isabelle Uski, enseignante en Contact Improvisation Depuis 1999, son travail artistique et pédagogique est centré sur le contact improvisation, et puise dans la rencontre, l’instant présent, la vie. Elle rencontre de nombreux enseignants et improvisateurs dont Steve Paxton, Nancy Stark Smith, Lisa Nelson, Kirstie Simson qui marquent profondément son travail. En 2002, elle étudie au département danse de l’université Paris 8 et soutient un DEA sur Le Toucher en Contact Improvisation. Elle s’installe en 2005 à Grenoble et fonde l’association Chorescence qui promeut la pratique par des cours réguliers, des jams, des stages avec la venue d’intervenants renommés. Isabelle participe à de nombreux projets artistiques et intervient régulièrement en tant qu’enseignante en France et à l’étranger.
A lire Nouvelles de danse, n° 38/39 : « Contact Improvisation » (1999). Contact Quarterly, a vehicule for moving ideas. Magazine semestriel consacré au CI, à l’improvisation et aux approches somatiques (édité aux Etats-Unis) : www.contactquarterly.com Cynthia Novack, Sharing the dance : contact improvisation and American culture, 1990. Material for the Spine, Autour de Steve Paxton (titre provisoire) coffret comprenant un livre + un dvd bilingue (français/anglais) à paraître en octobre 2008 – souscription à Contredanse : www.contredanse.org
A regarder Vidéo : Fall After Newton, Contact Editions.
Avec l’autorisation de Mouvement : http://www.mouvement.net/index.php ?idStarter=204711
Artiste(s) : Christiane DAMPNE rédacteur