Sylvie Cotton, propose des actions par lesquelles elle mélange le corps d’autres personnes au sien. Ses projets artistiques ont émergés d’une pratique de l’installation pour peu à peu s’acheminer vers la performance et s’ouvrir à la création de situations menant à l’instauration de rapports avec l’autre ou d’infiltrations dans le monde de l’autre. Aussi avons-nous poursuivi nos rencontres et entretiens, intrigué par cette pratique de l’entre-deux motivée par un désir particulier de rencontre. Pour commencer, nous l’avons laissé introduire son travail.
« Dès 1995, j’ai produit et installé des objets situationnels dans le temps (entre quelques heures et quelques semaines) et dans l’espace (rue, parc, fruiterie, galerie, ascenseur, etc.), invitant le public à prendre, à tirer, à lire, à ouvrir, à manger, à goûter ou à toucher, par exemple. J’ai fait du porte à porte, distribué des mots, des pommes ou du chocolat.Toujours, j’ai proposé la mise en place d’une interaction possible entre l’objet et le public ou le passant que j’espérais curieux et gourmand. »
Depuis 2001, sa présence face à l’autre s’est fait de plus en plus directe, adoptant un principe de rencontre selon un mode plus assumé : « Je suis là ; et ce n’est pas un objet interactionnel, qui me remplace. Moi et les autres sommes désormais en présence de différentes manières. » nous confia-t-elle.
« Maintenant, la matière est principalement énergie, désir, échange et presque communion. Impermanence, immatérialité et pulsion représentent le véritable coefficient d’art, un enjeu basé sur la qualité de la rencontre d’inconnus, ou de connus mais dans l’inconnu, entre eux. »
Si la rencontre proprement dite s’est mué en atelier commun, les protocoles d’invitation nous semblaient d’autant plus importants. Aussi avons-nous posé la question de leur mise en place. « Ils ont varié d’un projet à l’autre et ils sont généralement très simples : soit les organisateurs s’occupent de trouver des participants en diffusant des annonces, soit je les trouve moi-même au hasard de mes déambulations (café, rue, connaissances), soit ils sont déjà sur le lieu d’un événement dans le cas où il s’agit d’un projet ponctuel auquel un public est de toute manière convié. »
Au milieu de cette forme de la rencontre, ces projets ancrés dans des promenades ont tout particulièrement retenus notre attention. Non seulement les rencontres ne sont pas statiques, mais entretiennent un rapport singulier au temps. Dans ces conditions, il nous paraissait intéressant de savoir si l’artiste définissait au préalable le temps de ces rencontres.
« Pour les promenades, la plupart du temps, je propose que nous passions un minimum de trois heures ensemble les participants et moi. Parce que je considère que c’est le temps nécessaire pour installer une complicité minimale, un abandon qui fait qu’on peut déjà sentir une vraie présence et s’engager dans un vrai échange.
À New York en 2001, elle propose Blind Journey , projet inaugurant cette série des Promenades. Un projet que l’artiste nous a évoqué ainsi :
« J’ai créé Blind Journey à New York pour l’événement « The Unbearable Art Festival ». Je souhaitais faire deux actions les yeux bandés : la première Blind Journey et la deuxième Blind Square, une action de circulation à l’aveugle dans le parc, mais en solitaire. Pour BlindJourney, j’ai voulu que quelqu’un me fasse faire une promenade, alors que j’allais tenir son bras et avoirles yeux bandés .
Est-ce toi qui as approché la personne ?
Oui, et de manière instinctive. Je l’ai rencontré dans la galerie et lui ai demandé s’il accepterait de me faire visiter le quartier pendant 3 heures alors que j’aurais les yeux bandés. Il a accepté et nous avons cheminé ensemble dans les rues. Je tenais son bras tandis qu’il me décrivait les lieux et les habitudes humaines liées au développement social de son quartier, un quartier qu’il habite depuis 25 ans et qu’il a vu se transformer progressivement, un quartier devenu l’objet d’une « gentrification » abusive. Ismaël Cosmo m’a aussi fait le récit de sa vie alors que nous marchions car ne voyant pas ce dont il me parlait, mes questions le poussaient à préciser et à développer son récit. Nous avons ainsi naturellement glissé dans les sentiers qu’il emprunte chaque jour et nous sommes retrouvés rapidement dans ses habitudes, ses trajets. Il a rejoint ses amis comme il le fait chaque jour au café, me les a présentés sans que je ne les aperçoive jamais et nous avons tous parlé ensemble. Nous avons eu le plaisir de découvrir à quel point la vie interne est attachée au lieux de déambulation quotidienne et comment nos lieux de vie représentent de véritables enracinements.
Comment définirais-tu la nature de cette « performance » ?
La performance était un exercice d’abandon basé sur la confiance. Le fait que ma présence soit aveugle avait peut-être permis la générosité de son partage, son dévoilement. En passant du temps à l’aveugle avec un inconnu dans son milieu, dans son monde, on ouvre un espace de réception très particulier qui permet de se livrer comme humain de manière simple et authentique. Après 3h de co-déambulation, Ismaël Cosmo m’a ramenée à la galerie. J’ai retiré les lunettes qui cachaient mes yeux et nous avons discuté de notre expérience pendant plusieurs heures. »
La ballade en aveugle de Sylvie Cotton se re-territorialise dans l’espace d’une galerie et ouvre sur un dialogue qui scelle définitivement le geste en expérience vécue. Délocalisant le vécu ordinaire au sein d’une dérive urbaine, l’artiste invente avec son accompagnateur ce geste initial du gerere fait de conduites, de comportements, de prises en main, d’exploits communs, de temps passés. L’éclaireur n’est plus l’artiste mais ce guide anonyme qui dévoile sa vision du monde construite et modelée dans la proximité avec l’autre. L’espace d’un moment, ce geste élaboré ensemble consolide un être en commun.
« J’ai mené ensuite plusieurs actions à partir de la simple condition d’être à l’aveugle. Le projet Promenades (événement de l’organisation Fado à Toronto), deux actions dans des ascenseurs les yeux bandés (à Helsinki et à Montréal) et une autre dans un cubicule où nous étions tous les deux (participants et moi) les yeux bandés. »
Alors que pour l’artiste Tsuneko Taniuchi, la performance est comme une petite vie, un concentré, « un lieu où la vie et l’art sont très proches, où je me sens près de ce que je veux dire » , Sylvie Cotton améne le quotidien dans la galerie plutôt que d’engager des actions artistiques dans le quotidien. Ce n’est plus le risque de confronter la vie quotidienne et l’art mais celui d’infiltrer l’art par du réel . Dans Situations, en 1998, Sylvie Cotton distribue des cartes portant des verbes ou des répliques de dialogues, un carton rouge comportant le mot Vivre est également accroché aux portes des résidences du plateau Mont-Royal à Montréal. Ainsi sollicite-t-elle l’individu un à un et s’adresse par la même à une communauté potentielle.
« À l’instar du citoyen engagé dans des groupes communautaires ou militants, l’artiste fonde les conditions de nouveaux rapports ancrés dans l’idée de rencontre, d’échange. L’intersubjectivité, plus que jamais, en émerge et libère de l’espace pour l’autre, pour soi, pour l’autre avec soi, et pour la parole et le désir des deux. »
entretien mené par Mélanie Perrier, en avril 2006