Marika Bürhmann
Le geste à réinventer trouve également toute son acuité dans les « micro-situations » de Marika Bührmann, qui orchestre des moments de rencontres par le biais de petites annonces et de rendez-vous. « Une micro situation est une saynète écrite comme une partition qui propose aux personnes de se rencontrer pour partager silencieusement un geste dans un lieu public. »
Lors de ces expériences à vivre, deux individus (dont l’artiste) sont amenés à se confronter à un rapport de proximité, voire d’intimité au milieu de l’espace public. Une fois ensemble, l’artiste propose à chaque personne volontaire, de choisir entre « partager un souffle », « donner un sourire », « prêter sa main » au sein d’une « agence de rencontre », pour reprendre l’appellation de l’artiste. Une agence qui prend place autant dans un lieu d’exposition qu’au sein d’espaces urbains. Dans une perspective de réciprocité, l’artiste ne revêtira pas le rôle de « performeuse » : pour qu’il y ait un véritable engagement de la part de chacune des personnes. Pour qu’ils soient deux à faire cette expérience inhabituelle, deux à mettre à l’épreuve leurs responsabilités vis-à-vis d’eux-mêmes et de l’autre, deux à pouvoir négocier leur place au creux de ce geste en construction conjointe. « Je suis très attentive au fait de prendre soin des personnes qui s’engagent dans ce que je propose. Je veille à les accompagner du mieux que je peux surtout depuis que je les invite à devenir ‘porteurs/porteuses de gestes’. »
Baignée d’un silence introspectif, chaque rencontre ouvre alors sur la lenteur du geste choisi. Le geste, débute comme gestus pour s’acheminer ensuite vers le gerere. L’inconnu avance doucement sa main, en attendant celle de l’autre. Certains hésitent, progressent dans cette approche de celle qu’ils ne connaissent pas. En déplaçant le terrain où s’éprouve habituellement de tels gestes vers l’espace public, l’artiste bouleverse l’accompagnement précautionneux de chacun, la « façade » propre à ce qu’Erving Goffmann nomme la « présentation de soi » . Petit à petit, tous se dessaisissent de cette mise en scène qui aide à interagir avec l’autre, pour appréhender le corps de l’autre dans ce geste infime de l’approche. Plutôt que de miser sur la réinvention de rituels collectifs de socialisation dans une société de consommation de masse, Marika Bührmann travaille dans les interstices infimes de l’intersubjectivité. Elle invite à questionner les fragilités, les doutes et les appréhensions de ce qui nous autorise l’épreuve du lien. « Le rapport à autrui et les échanges constituent la matière première, le ‘matériau’ central de mes recherches plastiques. Les partitions des Micros-Situations sont comme une sorte de matrice qui donne les consignes pour orchestrer la rencontre mais ce n’est pas dogmatique, elle laisse une très grande ouverture. Il me semble que je cherche en définitive à provoquer une expérience qui convoque une multitude de choses parfois contradictoires, complexes à différents niveaux à travers ces états de corps. »
Face à ces expériences aujourd’hui construites sur l’histoire personnelle de personnes, l’artiste me confia : « L’art est pour moi un véritable outil de transformation au sens large aussi bien en ce qui concerne la représentation, son histoire, que notre réel dans la vie quotidienne. Cette transformation ne peut se faire qu’en proposant aux personnes quelque chose qui leur permette un face à face avec elles-mêmes. »
À Saint-Nazaire, en 2003 poursuivant son projet Pour survivre à la vie, elle habite l’une des tours d’immeuble de la ville et installe un salon « portatif » dans le hall d’entrée. Elle prend note chaque soir des instants partagés avec les personnes qu’elle rencontre au cours de la journée dans l’immeuble, les invitant à prendre un thé et des gâteaux afin de « collecter des gestes, pour leur demander « pour survivre à la vie ? Quel(s) geste(s) ? » .
De ces notes, l’artiste en a fait un carnet de bord à l’écoute qui revèle le processus complexe de l’approche puis de la rencontre avec les personnes et nos interrogations communes sur les relations dans ce contexte. Une version de ce journal a ensuite été édité.
« Une femme d’origine africaine nous aborde, nous nous présentons succinctement et lui faisons part de notre désir de collecter des gestes.
« Des gestes ?
Indispensables à la survie dans le monde contemporain...
... Pour survivre à la vie ?
« Les gestes à la survie. Ben, donner la main. Tendre... tendre sa main. Tout simplement, c’est déjà un acte, ça montre la générosité. Et c’est vrai que c’est un geste qui se fait de moins en moins alors que... Que ça donne de l’émotion aux personnes qui reçoivent. Voilà »
À l’aune de ces expériences éphémères proposées par Marika Bürhmann ou Sylvie Cotton défiant les impératifs du marché de l’art, réinventer un geste pourrait renfermer un souffle écosophique , où il revient de créer des territoires existentiels habitables. Ces gestes artistiques ne questionnent-ils pas la façon de vivre, n’engagent-ils pas des formes atypiques de relation à autrui, ne reconsidèrent-ils pas la place de l’art dans l’espace public ? Félix Guattari a souligné que l’écosophie relève d’une autre logique que celle qui régit la communication ordinaire. La logique qui sous-tend ces gestes offerts, construits, produits ensemble au sein de ces pratiques diffuses est bien celle d’« intensités », qui ne prennent en compte que le processus, que le mouvement où l’absence de but se fait chemin. C’est alors que le manque de fin de ces gestes proposés se fait moyen, « et pure possibilité de se mouvoir » . Nous pourrions ainsi penser que cette dimension écosophique est présente lorsqu’il s’agit d’éprouver « la productivité symbolique et identitaire du geste ».